Gloire aux revues !

Si j’étais éditeur, je passerais une bonne partie de mon temps à lire des revues, un crayon à la main. Pas des magazines, encore que. Des revues dans l’acception la plus noble du terme, celle que lui ont conférée les revues littéraires de la fin XIXème-début XXème : le Mercure de France, la Nrf et leurs copines que Fargue présentait comme le laboratoire des idées de demain. La définition est toujours valable, d’autant que, de corps et d’esprit, elles n’ont pas tellement évolué depuis, et c’est heureux. C’est vraiment là que ça se passe. Il suffit de se baisser pour ramasser talents, idées, auteurs, pistes, intuitions. Tant de livres sont nés dans ces colonnes. Lorsqu’une revue disparaît, ni fleurs ni couronnes, on ne s’en aperçoit pas ; quand elle dure, on s’en inquiète ; mais qu’elle vienne à naître et le village s’embrase. Enfin, souvent. J’en ai trois sous le coude, très différentes. Trois nouvelles livraisons comme on disait autrefois. Ne comptez pas sur moi pour en décliner le sommaire (les liens sont faits pour cela) mais en isoler à chaque fois ce qui mérite vraiment le détour.

Théodore Balmoral (n° 66/67, Hiver 2011-2012) est la plus française et la plus sobre des trois. Tout pour le texte et la fiction. Une exigeante sobriété à la limite de l’austérité. Une certaine idée de l’écriture, en fonction d’un absolu de la littérature et de la poésie, et une manière de s’y tenir en dépit des modes, qui forcent l’admiration. Tout y est français : auteurs, inspiration, thèmes, facture, références. Non pas français au sens étroitement hexagonal du terme, mais par tout ce qu’embrasse la langue française là où elle se déploie et fait rêver. Ce n’est pas un reproche mais c’est devenu si rare qu’il est impossible de ne pas le remarquer. Peut-être est-ce une illusion d’optique due à une récente évolution car depuis 1985, Théodore Balmoral a également publié Claudio Magris, Joseph Roth, Alberto Manguel, Alfred Döblin, Bohumil Hrabal… On y retrouve cette fois avec plaisir les signatures de Gérard Macé, Thierry Bouchard, Jacques Réda, Thierry Laget (qui y donne à lire « des pages sacrifiées et inédites » de son dernier livre La Lanterne d’Aristote) mais c’est surtout l’ensemble Henri Calet-Charles-Albert Cingria-Ramuz (suisses ces deux-là, je sais, et alors ?) qui retient le regard, qu’il s’agisse de commenter des gravures ou de se commenter réciproquement. Non pas critiquer mais réfléchir autour, divaguer avec, se promener en compagnie. C’est un plaisir rare renouvelé semestriellement.

Pierre Michon, qui figurait en place d’honneur sur la couverture du premier numéro, est de la famille. On le retrouve au même moment ailleurs, dans une autre revue, aux antipodes de celle-ci. C’est même son opposé absolu. Intitulée Edwarda (16 euros), publiée en grand format et en couleurs sur un papier mat du plus bel effet, elle fait une large place à la photographie, à parts égales avec le texte. Elle n’est pas mise en pages mais véritablement mise en scène ; un brin affectée et snob, très soignée en toutes choses, assez Gatsby par l’esprit, non pas tendance car elle de celles qui créent la tendance, elle consacre son numéro 6 (décembre) à l’érotisme féminin, si l’on en juge au feuilletage par cette émeute de seins marbrés, de chutes de reins et de toisons d’or, et à « la précision » si l’on en croit l’annonce de l’éditorial, lequel précise tout de même le parti pris de la revue : celui des lucioles, entendez « ces motifs luminescents de résistance et d’espoir dans une époque qu’aveuglent les projecteurs du spectacle ». On y retrouve donc Pierre Michon en durassien passionné dans l’une de ses interviews admirablement ciselée par ses soins car probablement destinée à être reprise dans une suite à son recueil Le Roi vient quand il veut. Georgina Tacou, qui a mené l’entretien, en résume ainsi le sujet : « le désir et les femmes, à travers un regard d’archer canaille, tout de haut-souffle et de sensuelle acuité. » Ce qui est d’autant plus attirant que la femme est peu présente dans son œuvre, à peine son corps littéraire, celui qui jouit par les mots, bien distinct du réel. On découvre que Milady fut sa première lecture érotique dans les Trois mousquetaires, suivi de près par la fameuse baisade sous la péplum chez Flaubert, poursuivi en apothéose par Histoire d’O sans jamais oublier que tout commença par la lourde vision de la différence des sexes dans Barbe-Bleue. Invité à revenir sur ses cahiers préparatoires à La Grande Beune, Pierre Michon assure que ce n’est par pudeur qu’il a métaphorisé « je bandais » par « cela me perchait au ventre », mais parce que cela s’est imposé, tant et si bien que cela a donné naturellement le la a tout ce qui a suivi (frottements, prises, grottes et autres béances). Pas un mot de travers, une mécanique de haute précision, michonissime.

Enfin, troisième et dernière de ce passage en revues, Feuilleton (No 2, hiver 2012, 250 pages, 15 euros) n’a rien à voir avec Théodore Balmoral et Edwarda. Publié en demi-format sur un papier granulé, plus proche par l’esprit de XXI que de Etudes, elle oscille entre une citation de Karl Kraus (« Ecrire un feuilleton, c’est faire des frisettes à un chauve ») et une autre de Ryszard Kapuscinski sur le reportage considéré comme un genre littéraire. Gérard Bérreby, le patron des éditions Allia, qui dirige la revue, y privilégie le récit au long cours et la générosité dans l’illustration, dessins et photos. Outre une nouvelle assez troublante de Don DeLillo, et un texte décevant car trop bref et superficiel de Dan Fante sur son père John Fante, scénariste boycotté par ses pairs eux-mêmes persécutés par la commission MacCarthy, on y trouve notamment un texte exceptionnel : « Tyson en banlieue » de Daphne Merkin. Cette journaliste new yorkaise est parti à la rencontre de ce dieu déchu de la boxe. J’ignore combien de temps elle a passé à l’observer dans sa maison du Nevada, mais elle a su capter sa vibration désespérée, sa mélancolie brutale, son instinct vital, son born again permanent avec une finesse d’analyse remarquable. Probable que sa propre expérience de la dépression et de la reconstruction l’a aidée à entrer en empathie avec cet homme qui n’était même pas son genre, héros d’un art du pugilat qui la laisse indifférente. Mike Tyson, ses légendes, sa gloire, ses viols, ses drogues, ses colères, sa fortune, ses femmes, ses excès, sa violence, ses prisons, ses tigres de compagnie et ses bains au champagne (Cristal). Tout y est et comme dans les meilleures enquêtes de la presse américaine, celle qui se donne le temps, la place et les moyens, elle embarque le lecteur dans ses découvertes. Sans fausse naïveté mais avec une réelle envie d’en découdre avec l’inconscient de ce champion hors-norme, ce type hanté par toutes les addictions dont il s’est sevré, qui lit et relit Machiavel lorsqu’il ne regarde pas Raging Bull en boucle. Après avoir enquêté auprès de ses plus proches, elle révèle jusqu’à son rosebud : les pigeons. Eux-seuls parviennent à le conserver dans un équilibre relatif, depuis l’époque où sa mère terrorisait ses copains de rue en ébouillantant son amant qui s’était mal conduit. J’ignore si, comme il est suggéré, sa passion des oiseaux suffit à l’inscrire quelque part entre Aristophane et Hitchcock ; mais je suis persuadé qu’il y a dans ce portrait d’un homme acharné à vaincre ses démons, à tenir ses colères en respect à distance à peu près raisonnable, à maîtriser ses pulsions pour ne pas être dominé par elles afin de se réinventer pour ne pas mourir, un grand livre en germe. Si j’étais éditeur…

Pierre Assouline, La république des livres

http://passouline.blog.lemonde.fr/2012/01/30/gloire-aux-revues/

About Marc Leprêtre

Marc Leprêtre is researcher in sociolinguistics, history and political science. Born in Etterbeek (Belgium), he lives in Barcelona (Spain) since 1982. He holds a PhD in History and a BA in Sociolinguistics. He is currently head of studies and prospective at the Centre for Contemporary Affairs (Government of Catalonia). Devoted Springsteen and Barça fan…
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