Vous vous souvenez de L’Autre journal ? C’était il y a trente ans et des poussières. Un bon souvenir. Une autre manière de faire du journalisme en faisant un pas de côté sans copierActuel. Michel Butel, qui « dirigeait » la chose, passait pour un type qui marchait à côté de ses pompes. On se demandait combien de temps il tiendrait à ce rythme et ce niveau de (dés)organisation. Il a tenu de 1984 à 1992 à raison d’une fois par semaine puis d’une fois par mois. Il s’arrêtait faute de moyens et repartait grâce à d’autres moyens. Cela ne pouvait pas durer, une telle audace à provoquer l’inattendu, le singulier ; il est de ceux qui ont imperceptiblement modifié notre regard sur le monde, et singulièrement sur celui des créateurs, au premier rang desquels les écrivains. Ceux qui n’ont pas connu ce moment-là peuvent se rattraper avec la belle anthologie mitonnée par les éditions des Arènes en grand format, avec une maquette généreuse et une belle place faite à la photo (407 pages, 29,80 euros). Et quels articles ! Que des longs papiers qui se donnent le temps de creuser en profondeur (la revue XXI, aux mêmes éditions, en a pris de la graine). Reportages, entretiens, portraits, chroniques. Une belle leçon de liberté.
Pas de signatures de journalistes, du moins pas dans les premiers temps, mais celles de proches de Butel, des écrivains, des artistes, des qui ne font rien et des qui ne font que passer. « Je les ai réunis, je n’ai presque rien fait sinon les réunir. Puis ce fut un précipité » écrit-il dans sa préface. Ne comptez pas sur moi pour faire défiler le sommaire. Uniquement des flashs non de ce que j’ai retenu mais de ce qui m’a retenu. En vrac un portrait de James Agee par Olivier Kaeppelin et Jean Taricat où l’on voit l’inoubliable auteur de Louons maintenant les grands hommes et du scénario du non moins mémorable La Nuit du chasseur se radicaliser pour bousculer un journalisme qu’il qualifie de « forme épanouie du mensonge », un homme qui sacrifie tout à l’écriture et affronte le réel sans concession jusqu’à s’y brûler les ailes. Où l’on voit encore l’écrivain Thomas Bernhard renoncer au piano après avoir été saisi par le génie de Glenn Gould lors d’une répétition, et nous faisant découvrir chemin faisant la passion secrète de celui-ci pour la radio, media idéal pour jouer avec la texture sonore du silence absolu. Où l’on voit un peu plus loin Christian Bobin opposer au ressassement de Thomas Bernhard, justement, son propre « marmonnement » pour mieux mâcher et déglutir le monde. Où l’on entend les voix de Gilles Deleuze, de Peter Handke comme on ne les avait pas entendues ailleurs.
Si on les a déjà lus et qu’ils nous ont marqués, on les redécouvre avec des yeux neufs. Même les retrouvailles Marguerite Duras/François Mitterrand sur la Résistance, la clandestinité et le retour de Robert Antelme, qui demeure un grand moment. Au fond, ce qui surgit lorsqu’on reprend ces articles, ce sont les détails alors invisibles à la première lecture. C’est le Pierre Michon du temps des Vies minuscules remarquant que l’homme qui tenait le rôle du père dans Le Voleur de bicyclette était un ouvrier en chômage qui avait répondu à une petite annonce, avait essayé de faire d’autres films après celui de Sica, n’y était pas parvenu et était mort dans la misère : « C’est très précisément un Minuscule : quelqu’un qui dans sa trajectoire a heurté quelque chose qui le dépassait et qui ne s’en est jamais remis ». C’est Jean Genet racontant qu’il a compris qu’il ne serait jamais propriétaire le jour où, ayant acheté une petite maison avec ses droits d’auteur, il ne pouvait dormir dans une pièce sans entendre la triste plainte de l’autre pièce ; il se levait chaque nuit pour la consoler, lui parler, la rassurer, jusqu’à ce qu’il vende la maison au bout de dix mois et vive d’hôtel en hôtel jusqu’à la fin de ses jours. C’est Federico Fellini se souvenant que des producteurs américains voulaient lui faire tourner L’Enfer, confier le Purgatoire à Bergman et leParadis à Bresson, et se demandant pourquoi cela a avorté, jusqu’à ce que son intervieweuse, Jacqueline Risset, par ailleurs éminente traductrice de La Divine comédie, lui explique que le projet était voué à l’échec dans la mesure où un seul cinéaste pouvait réaliser l’intégralité de l’œuvre car « dans le texte de Dante, les trois règnes sont inséparables, tout circule de l’un à l’autre ».
Voilà, c’était L’Autre journal. A propos, au début, il était sous-titré « Les Nouvelles littéraires ». On en redemande. Nous reste l’anthologie d’une aventure. Et la possibilité de demander L’Impossible, son actuelle réincarnation, jusqu’à la prochaine.
Pierre Assouline, La république des livres
http://passouline.blog.lemonde.fr/2012/04/18/demandez-lautre-journal/