Klaus Mann, visionnaire en homo europaeus

Il avait 20 ans. On ignore s’il n’aurait laissé personne dire que c’est le plus âge de la vie, mais on sait qu’il se présentait déjà comme « un jeune intellectuel européen ». Rien de ce qui sortait de sa plume n’était étranger à cette préoccupation : faire l’Europe pour sauver chacune de ses nations de la décadence et de la barbarie annoncées. C’était en 1927. Jeune, il l’était. Intellectuel, il le revendiquait afin de faire pièce au romantisme du sang et du sol des réactionnaires allemands. Européen, il le proclamait pour mieux afficher son opposition au nationalisme revanchard de ses compatriotes. C’est peu de dire que cet allemand francophile croyait dans le couple franco-allemand : il n’envisageait pas d’autre avenir ni d’autre salut pour l’Europe. On s’en doute, son Europe était aux antipodes de celle qui se préparait alors. Il avait d’autant plus conscience de la part irréaliste de son projet qu’à force de faire l’aller-retour entre les deux pays, il pouvait prendre la mesure des méfiances réciproques : d’un côté des Français considérés comme des serpents parfumés, perfides, agressifs et dégénérés ; de l’autre des Allemands tenus pour des bêtes brutales bouffeuses de choucroute et qui n’ont d’autres finesse que paysanne ; entre les deux, le fossé creusé davantage encore par l’occupation française de la Ruhr au début des années 20. Il vivait alors son Europe intérieure comme une communauté menacée. Visionnaire, Klaus Mann ? Prophétique même ? C’est une litote de le dire ainsi. On s’en convainc aisément à la lecture de Aujourd’hui et demain. L’esprit européen 1925-1949 (traduit de l’allemand par Corinna Gepner et Dominique Laure Miermont, 264 pages, 23 euros, Phébus), titre introuvable dans sa bibliographie allemande car il a été inventé pour l’édition française de ce recueil d’articles d’après l’un d’eux Heute und Morgen. Zur Situation des jungen geistigen Europas (Gebrüder Enoch Verlag, 1927).

L’ensemble est assez composite, oscillant en permanence entre politique et littérature, ses deux passions qui correspondent d’ailleurs étrangement aux deux pôles de son tempérament, intransigeance et fragilité. Mais même lorsqu’il brosse de vifs portraits de ses écrivains de chevet (« le père Gide » vénéré, dans lequel il se reconnaissait, Cocteau, Julien Green, René Crevel…), il ne peut s’empêcher de louer en certains d’entre eux une fibre européenne. Klaus Mann tient qu’en politique, la raison doit invariablement primer sur l’intuition et le sentiment. Quelle était donc son Europe ? Une utopie humaniste qui devait beaucoup aux idées développées par Richard Coudenhove-Kalergi dans son manifeste fédéraliste Paneuropa (1923). La démocratie lui apparaissait comme un interlude et même, dans le cas de l’inspirateur, comme « un pitoyable interlude régi par la pseudo-aristocratie de l’argent ». Klaus Mann, qui voulait croire à l’avènement d’une Europe de l’esprit libérée du diktat de l’économie, s’était convaincu que l’avènement de la technique allait émanciper l’homme ; il n’ignorait pas que les réalités économiques feraient l’unité de l’Europe mais assurait que sans de puissants présupposés intellectuels, elle n’accèderait jamais à une réalité supérieure.

Ce recueil d’articles, passionnant à bien des égards à condition de ne jamais oublier la date précise de la rédaction de chacun d’eux et de ne jamais porter de jugement rétrospectif, vaut surtout par ce qu’il reflète de l’évolution d’un intellectuel pris dans la nasse de la montée des périls. On le voit notamment prendre ses distances avec son maître Richard Coudenhove-Kälergi, jusqu’à rejeter son projet qu’il juge désormais réactionnaire ; non que les Etats-Unis d’Europe lui apparaissent soudain comme une perspective funeste, loin de là; mais la publication de Staline & Cie puis de L’Europe s’éveille lui a révélé que l’apôtre de la Paneurope glissait imperceptiblement vers la reconnaissance d’une alliance, sinon d’une union, d’Etats européens fascistes afin de mieux faire rempart au danger bolchevique.  Inacceptable pour le socialiste Klaus Mann aux yeux de qui le seul danger menaçant l’Europe ne pouvait être que la furor teutonicus du fascisme. Il puisait ses leçons d’engagement dans l’action du côté d’un philosophe, Ernest Bloch, auteur de L’Esprit de l’utopie, « œuvre d’un poignant mysticisme » ainsi que dans le fameux Déclin de l’Occident d’Oswald Spengler dont il espérait que la diffusion sonnerait le glas de la vague de pessimisme historique. Au passage, ce grand lecteur que Mann ne cessa jamais d’être, se livre à une analyse implacable sous forme d’exécution d’Ernst Jünger présenté comme un personnage dangereux en raison de sa séduction même, qu’il s’avance comme « un anarchiste prussien » ou en « chevalier en armure d’acier noir au cœur aventureux »; à la lecture de ses pages qui lui donne la nausée, il voit plutôt en lui un prophète de l’épuration et du bain de sang quand ce n’est un charmeur de rats en armure.

« Ce qui a rendu possible 1914, c’est uniquement l’échec de l’esprit » disait-il dans une conférence aux jeunes, en assurant que la leçon avait été retenue. C’était en 1930. On connaît la suite. Voilà pour l’Europe. Quant à Klaus Mann qui quitta l’Allemagne le 13 mars 1933, il erra de cure de désintoxication en rechute dans l’héroïne tout en menant de front d’intenses activités littéraires et journalistiques qui donneront notamment Méphisto, Le Volcan, Le Tournant ; il devint tchécoslovaque en 1937 puis américain en 1943 afin de s’engager dans l’US Army et de participer à la campagne d’Italie. Au début de la guerre, il avait pris la décision de ne plus écrire ses fictions qu’en anglais et ne tarda pas à étendre cette nouvelle règle de vie à l’ensemble de son œuvre, et à la rédaction de son journal intime. Peu après une tentative de suicide, il mourut d’une trop forte absorption de somnifères. C’était en 1949. Depuis, l’Europe…

Pierre Assouline, La république des livres

http://passouline.blog.lemonde.fr/2011/03/25/klaus-mann-visionnaire-en-homo-europaeus/

About Marc Leprêtre

Marc Leprêtre is researcher in sociolinguistics, history and political science. Born in Etterbeek (Belgium), he lives in Barcelona (Spain) since 1982. He holds a PhD in History and a BA in Sociolinguistics. He is currently head of studies and prospective at the Centre for Contemporary Affairs (Government of Catalonia). Devoted Springsteen and Barça fan…
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